Encore un instant Monsieur le bourreau ... Un instant avant la tourmente, un instant pour le business as usual, un instant pour les bonnes vieilles certitudes, pour croire encore qu’après un vilain choc, les choses reprendront comme avant. D’ailleurs, regardez l’envolée des cours de bourse à l’annonce si rapide du plan Paulson, la preuve de la confiance des grands acteurs du monde dans la capacité de réaction américaine !
Et le monde de s’arrêter de respirer – mais pas les institutions financières de s’effondrer – dans un grand silence des dirigeants, sur fond de bavardage désordonné des médias. Toute notre économie est en danger disait George Bush le 25 septembre. Un peu court, peut-être. Résumons : La domination financière des Etats-Unis est remise en question pour la première fois depuis près d’un siècle. La crise a été fabriquée à Wall Street. Les plus prestigieuses institutions privées du pays sont sur la sellette. Les meilleurs banquiers du monde ont fabriqué la pire crise de l’histoire. La capacité de l’Etat américain à rembourser ses dettes n’est plus considérée comme une certitude gravée dans le marbre. Pis encore pour le crédit du pays : dans le monde entier, des investisseurs se retrouvent avec des milliards et des milliards de dollars de titres américains qui ont perdu l’essentiel de leur valeur en quelques jours (1).
Et les dirigeants le savent – au moins leurs équipes : les conséquences de cette crise vont altérer les relations internationales telles que nous les avons vécues, au-delà des répercussions économiques et financières provoquées par le dérèglement de la mécanique américaine. A demeure, chacun parle plan de relance et/ou mesures à prendre pour atténuer le choc que les échanges mondialisés rendent inévitable sur leurs économies. Ce qui veut dire que chacun examine où sont ses atouts et ses intérêts, après avoir fait ses comptes – et s’efforce de prendre des mesures d’urgence. A terme, c’est un système, dominant depuis des dizaines d’années, qui est remis en cause.
Le mouvement était-il imprévisible ? Eh bien non.
Référons-nous à une analyse de notre confrère américain Stratfor, qui date d’octobre 2003 (2). Le dollar connaissait alors une faiblesse (il valait un peu moins de 109 yens, 1,18 euros). Dans ces conditions, s’interrogeait notre confrère, les pays producteurs de pétrole ne seraient-ils pas tentés d’adopter une autre monnaie, un jour ? Et d’analyser : la domination incontestée du dollar sur l’économie mondiale depuis la deuxième guerre mondiale a été une immense aubaine pour les États-Unis, et l’on pourrait dire que cela a permis à la première économie du monde de vivre au-delà de ses moyens pendant des dizaines d’années. À la fin des années 90, plus des quatre cinquièmes des transactions étrangères et la moitié des exportations mondiales étaient effectuées en dollars, selon un discours du ministre de l’Économie espagnol, en 2002. Les deux tiers environ des réserves des banques centrales mondiales sont en dollars .
Le fait qu’une telle partie du commerce mondial – des ventes de pétrole aux questions des dettes – soit effectuée en dollars crée une énorme réserve auto-générée de dollars détenus par les pays étrangers . Et bien sûr, cette masse doit être réinvestie en sécurité : et c’est naturellement vers les Etats-Unis que les sociétés et pays détenteurs se tournent. Ainsi achètent-ils des obligations américaines – ce qui maintient les taux d’intérêt à bas niveau - ou des actions américaines, ce qui dynamise le marché boursier. Dans les deux cas, les États-Unis bénéficient d’une plus grande disponibilité de capitaux pour investir, ce qui alimente la croissance . Et notre confrère de conclure : C’est le même système qui rend l’énorme déficit commercial américain tolérable, puisque les dollars nécessaires à acheter des marchandises étrangères sont recyclés dans l’économie américaine au travers de l’investissement. Bien plus, cela permet à Washington de gérer son déficit à la hausse sans augmenter ses taux d’intérêt puisque ce sont les dollars étrangers qui rachètent les dettes du gouvernement américain .
Les Etats-Unis bénéficiaient donc – nous étions en 2003 – de deux monopoles qui assuraient leur incontestable domination : le dollar et la puissance militaire. Sans oublier bien sûr une énergie bon marché. Rappelons-nous que la conquête de l’Irak devait, rapidement, dans l’esprit des stratèges, faire descendre le cours du baril autour de 24 dollars – ce qui poserait en outre des problèmes de survie à la Russie, alors plus dépendante encore qu’aujourd’hui de ses revenus énergétiques. On sait qu’il n’en a rien été. On voit ce qu’il en est cinq ans après : la mécanique est brisée – ce qui ne devrait pas surprendre nos confrères de Stratfor, qui concluaient ainsi leur analyse : Il faudra du temps pour mettre en pièce le système (...). Les questions géopolitiques ne précipiteront pas de changements majeurs (...) mais elles seront un facteur décisif quant à la date à laquelle ces changements arriveront réellement .
Ce facteur décisif ne fait pas la une des journaux, très occupés par l’orchestration de la campagne électorale américaine, les avatars de la bourse, les discours très formatés des dirigeants à destination de leurs électeurs. Pourtant, lorsqu’ils se rencontrent, ces mêmes dirigeants disent des choses bien plus intéressantes sur la configuration du monde, demain – tout à l’heure. Le 23 septembre 2008, par exemple, lors de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies. Ouvrant la séance, le Secrétaire général de l’ONU pour commencer. (3) Nous sommes à l’aube d’une grande transition. Notre monde a changé, plus que nous le pensons. Nous voyons de nouveaux centres de pouvoir et de leadership – en Asie, en Amérique latine et dans le monde nouvellement développé .
Thématique partagée par tous les intervenants, de l’Amérique du Sud (Ignacio Lula da Silva, pour le Brésil ou Christina Kirchner, pour l’Argentine) au Moyen-Orient (Mahmoud Ahmadinedjad annonçant, sans surprise que l’empire américain arrivait au bout du chemin ), de l’Amérique centrale (Miguel D’Escoto Brockmann, pour le Nicaragua) à l’Europe (Nicolas Sarkozy parlant au nom de l’UE) et à l’Asie (la présidente et alliée des Etats-Unis Gloria Arroyo pour les Philippines, par exemple). De quoi parlaient petits et grands – à l’exception de George Bush ? Des excès du capitalisme financier et du nécessaire avènement d’un monde où un multilatéralisme bien compris devait être la règle – une page étant tournée.
Bien sûr, le dégel en cours de la situation révèle un paysage incertain, et chacun le sait. Ban Ki-moon le dit : Je suis inquiet (...). Je vois le danger de nations regardant plus vers elles-mêmes, plutôt que vers un futur partagé. Je vois le danger d’un recul par rapport aux progrès que nous avons accomplis, particulièrement dans le domaine du développement et du partage plus équitable des fruits de la croissance mondiale. Ce qui serait tragique. Parce qu’aujourd’hui une chose est claire : nous devons faire plus, pas moins (3). Rien d’autre n’est clair, ni dans l’attitude des détenteurs des milliards et des milliards de dollars de titres américains (Moyen-Orient, Chine, Japon...), ni dans celles des producteurs de matières premières, ni dans celle des alliés traditionnels – l’Europe, dont la France et l’Allemagne mais pas seulement, désirent accroître leur partenariat avec la Russie, et réciproquement. Sur tout cela nous reviendrons.
Le futur n’est pas clair non plus pour les Etats-Unis eux-mêmes, qui devront gérer leur crise intérieure, qui est grave, au moment où disparaissent, dans la réalité, les derniers vestiges du rideau de fer avec les formidables avantages stratégiques qui leur ont permis d’asseoir universellement leur puissance et leur modèle. Le défi est à leur taille. Il n’est pas certain que les électeurs américains soient conscients des enjeux. Mais il faudra faire vite.
Parce qu’aujourd’hui, dans le tumulte des affaires courantes, le monde est en suspens géopolitique, comme immobile entre deux ères. Mais pour combien de temps ?
Hélène Nouaille
En accès libre :
n° 380/2008 : Grande dépression : les uns sans les autres http://www.leosthene.com/spip.php ?article788
n° 362/2008 Les fonds souverains et les acteurs politiques http://www.leosthene.com/spip.php ?article767
n° 332/2007 Euro 1$41 : incidences géopolitiques http://www.leosthene.com/spip.php ?article699
Notes :
(1) Les Echos, Jean-Marc Vittori, Septembre 2008, le basculement, le 19 septembre 2008 http://www.lesechos.fr/info/analyses/4774289.htm
(2) Stratfor, le 13 octobre 2003, Cotation du pétrole en euro : quand ? (site payant) www.stratfor.com
(3) Ban Ki-moon, Secrétaire général de l’ONU, le 23 septembre 2008, Address to the 63rd session of the General Assembly - A Call to Global Leadership http://www.un.org/apps/news/infocus/sgspeeches/statments_full.asp ?statID=322
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